Si l’image du guide avec sa veste en tweed ou son Barbour élimé a la peau dure, il faut reconnaître que la pêche en Irlande a évolué sans avoir perdu ses charmes, son authenticité et sa qualité. Il faut se perdre sur une petite route au sud-ouest de la petite ville de Clonmel, parallèle à la Suir majestueuse qui serpente dans une vallée verdoyante, pour découvrir un « fly shop », digne de ceux de l’Ouest américain, adossé à une ancienne ferme familiale. Bienvenue à « Clonanav Farmhouse » dans le fief de la famille Ryan. La surprise est de taille. Poussée la porte d’un bâtiment flambant neuf, le regard se perd sur un espace de deux étages qui abrite tout ce dont le pêcheur à la mouche peut rêver : cannes, moulinets, vêtements dernier cri, fly tying et toutes les grandes marques sont représentées avec un véritable sens de la mise en scène qui participe au rêve. Il suffit de jeter un œil sur les bacs à mouches parfaitement ordonnés, qui occupent au moins dix mètres linéaires, pour comprendre qu’ici on ne fait pas les choses à moitié. Notre passion semble ne pas avoir de prix. Un grand gaillard briefe son équipe de guides qui s’apprêtent à partir sur la rivière. Il donne ses dernières instructions à Kevin Shone, son « head guide », qui nous salue d’un clin d’œil.
Une histoire familiale
Andrew Ryan n’a rien perdu de son flegme irlandais, un savant mélange de décontraction et de professionnalisme. La poignée de main est digne de son mètre 90, ferme et charpentée ! Ce gamin de la Suir a su manifestement garder les pieds sur terre, ou plutôt dans ses waders qui, durant la saison, n’ont pas le temps de sécher. Pour cause, il veille sur pas moins de 30 km de rivières, la Suir et ses affluents, la Nire, la Tar et l’Annar, autant de parcours privés qu’il gère d’une main de maître. Depuis vingt ans, Andrew a su faire évoluer le concept d’un tourisme pêche traditionnel vers une offre d’expert, tournée vers sa vision de la pêche à la mouche. En 2010, l’ouverture de son fly shop adossé à une école de pêche et des parcours fabuleux lui ont valu de « boucler la boucle » avec une offre globale placée sous le signe de l’exigence. Sa réputation est internationale et il faut être patient pour bénéficier de ses services, car la liste d’attente est longue. Formé et diplômé APGAI et STANIC, son statut et ses compétences pédagogiques, en qualité de « fly master class », sont reconnus internationalement.
Direction la Suir
Andrew ne se fait pas prier. Il prend quelques nouveautés, des cannes à tester, ses boîtes à mouches et son chest pack puis jette ses waders dans le coffre. Mince, il a failli oublier son fidèle labrador ! Le temps d’un saut de puce en Land Rover et nous voilà au bord de la Suir. Là encore, la rencontre est de taille : la rivière, large de plus de 30 mètres, s’ouvre sur un paysage bucolique où vallons et bocages dégagent un parfait sentiment de plénitude. Des hauts-fonds alternent avec une profondeur de 2 m environ. Sans l’aide d’un guide averti, inutile de s’aventurer à la traverser, d’autant que sa lame d’eau est puissante. Un bâton de wading offre un aide appréciable pour évoluer le long des berges parfois encaissées. Le fond est une succession de sable, de graviers et de blocs rocheux. Par conséquent, de nombreux micro-courants animent la surface de grands lisses entrecoupés d’une succession de seuils qui constituent d’excellents pools à saumons. Équipés de 9 pieds soie de 5, c’est bien la recherche de la truite qui nous anime aujourd’hui, d’autant que les conditions sont parfaites pour la sèche. Le vent est modéré et la lumière forme une nébuleuse de gris colorés. Sur les conseils d’Andrew, nous nous plaçons à 100 m en aval d’un seuil là où une veine d’eau centrale amorce une décélération. Des gobages intermittents attirent notre attention. C’est Lord Grey of Fallodon, dans son livre Fly fishing publié en 1899, qui écrivait : « En mai et juin, la Suir offre parmi la plus belle des pêches en mouche sèche du Royaume-Uni. Je n’avais encore jamais vu autant de gobages bruyants et une telle diversité entomologique qui rend le jeu subtil… » À ses yeux, la Suir n’avait rien à envier aux célèbres chalk-streams de la Test ou de l’Ichten.
Premier contact
Pourtant habitué des rivières bretonnes, Éric, qui m’accompagne sur ce séjour, est un peu déstabilisé face à une telle étendue. Comment se placer ? Quel diamètre et quelle longueur de pointe ? En fin observateur Andrew, lui, ouvre sa boîte, qui renferme une large collection d’olives, la mouche est reine à cette période. Hameçon de 18 monté sur une longue pointe en 15 centièmes, son bas de ligne de 4,50 m refait, il l’invite à descendre dans la rivière, de l’eau à hauteur des genoux. Mieux qu’un long discours sur la méthode, Andrew prend sa canne et lui montre comment opérer, l’occasion de découvrir ses qualités de lanceur pour le moins impressionnantes. En un roulé et deux faux lancers, il pose sa mouche avec précision à 25 m, au milieu de la veine d’eau centrale. Mending amont, il libère un peu de soie et amorce une dérive parfaite sur une quinzaine de mètres. « Let’s go Éric! », une claque sur l’épaule, l’épuisette dans l’autre main, Andrew suit la dérive avec attention. Inutile de préciser qu’à cette distance, voir sa mouche relève de la gageure. Il faut donc bien visualiser son point d’impact et anticiper sur le moindre gobage.
En sèche nymphe
Une brise descend maintenant la vallée, ce qui ne facilite pas la présentation. Qu’à cela ne tienne. Changement de montage. Andrew propose un tandem : un gros Klinkhammer spécial, toupet blanc et rose en polypropylène muni d’un micro-anneau à la courbure de l’hameçon de 14 sur lequel il fixe une petite nymphe olive casquée sur une potence de 25 cm. Pour un Irlandais, efficacité rime avec simplicité ! Mais très vite, nous comprenons que la technique, un peu grossière en apparence, est plus subtile qu’il n’y paraît. Lancer trois quarts amont ou travers, mending, la dérive doit être parfaite, sans dragage aucun, la nymphe devant précéder la mouche de soutien parfaitement visible. Cette présentation s’avère adaptée à la surface frisottante, grâce à la visibilité du toupet bicolore et permet de prospecter une longue ligne de courant jusqu’à pousser en dérive aval. « Strike Éric ! » s’exclame soudain Andrew. Et voilà, après quelques sueurs froides, une belle brown de deux livres, bientôt dans l’épuisette. Poisson superbe, véritable obus vitaminé qui arbore une robe mordorée ponctuée de points noirs. La largeur de ses nageoires explique l’intensité du combat. Planté dans la commissure, le Klinkhammer. L’ami Éric n’en croit pas ses yeux.
Coup du soir en sèche
En fin de journée le vent retombe. Sur la tête du pool, nous croisons Kevin Shone, le head guide, en train de faire une démonstration de pêche en nymphe au fil à distance. Ses deux clients américains semblent ne pas en croire leurs yeux : « Amazing ! » Il est vrai que Kevin est aussi un sacré pêcheur et pas seulement de saumons. Sa discrétion n’a d’égale que sa précision. C’est l’occasion de voir plusieurs belles truites remises délicatement à l’eau en moins de 30 minutes. Mais c’est en sèche que nous souhaitons finir cette belle journée. Andrew nous replace sur le secteur de l’après-midi. La Suir est maintenant un miroir sur lequel dérive une multitude de petites olives. Bientôt, les gobages s’intensifient, les truites nous gratifiant de « tête-dos-queue » spectaculaires. Nous sommes aux anges, mais il faut nous reprendre, car aussi actives soient-elles, ces brownies ne souffrent pas la moindre approximation. Distance de pêche plus courte, posé délicat, dérive parfaite, les secondes semblent s’éterniser… puis c’est une légère aspiration sanctionnée par un ferrage. Très vite, il faut alors rendre la main, frein du moulinet en mode doux, sinon c’est la casse assurée. Les « toutes belles » sont dehors et nous offrent un moment de grâce. Prendre ses jambes à son cou avant de se retrouver au backing, voilà pour le conseil d’Andrew qui ne cache pas sa satisfaction. La puissance de « ses » brownies est le fruit d’une gestion patiente et rigoureuse de ses parcours. Ardillon écrasé, épuisette, catch and release obligatoire, manipulation limitée du poisson, ici on ne badine pas avec le règlement. Ce coup du soir, nous en rêvons encore : plusieurs truites entre trois et cinq livres sont définitivement inscrites dans nos mémoires.
Détour sur la Nire
Impossible en trois jours de visiter l’ensemble du linéaire géré par Andrew Ryan. Mais à chaque coup de pêche, le potentiel se révèle formidable, d’autant que nous sommes tombés dans la bonne fenêtre. C’est sur la Nire que nous nous rendons le lendemain. Cette petite rivière aux eaux cristallines offre une pêche à vue de première qualité, même si les truites sont de tailles plus modestes. La Nire est un affluent de la Suir. Andrew nous remet une poignée de sedges en promettant de nous rejoindre car il est retenu à son magasin. Conseil du jour : « Ne descendez pas en dessous du 16 les gars, optez plutôt pour un 18 en soignant la présentation ! » Le temps doux, le ciel gris, cette humidité ambiante nous poussent à enfiler nos waders rapidement après être arrivés sur le secteur recommandé. Difficile de se tromper, car Andrew nous a confié une carte détaillée, qu’il remet à tous ses clients, points GPS en prime. Par chance, les niveaux sont parfaits. En Irlande comme en Bretagne, il fait beau plusieurs fois par jour. Un coup de vent, et c’est une éclaircie qui révèle la Nire de ses plus beaux atours. Que cette petite rivière, large d’une quinzaine de mètres, est belle. Mouillé et heureux, Éric attaque un gobage le long d’une frondaison. Pas besoin d’être un grand clerc pour trouver la bonne mouche : les sedges, par centaines, virevoltent autour de nous.
Une fario de 70 cm
J’opte pour une émergente tandis que mon ami est déjà aux prises avec une belle fario de 40 cm. Je fais dériver mon imitation plein travers lorsque ma soie se tend précédée par un remous. J’ai à peine le temps de ferrer que le poisson dévale déjà à toute vitesse. Canne haute, je ne suis pas maître à bord. À mon tour, je me laisse dévaler. Éric filme la scène. Que c’est inconfortable de se retrouver au backing dans une petite rivière. Le poisson me gratifie d’un saut, puis d’un second que je contre en rendant la main pour ne pas casser. Par miracle, il est toujours là et semble s’être réfugié dans le profond d’un pool, ce qui me laisse le temps de récupérer de précieux mètres de soie. « C’est un saumon ? » me lance Éric, « A priori oui, vu les coups de tête mais je ne l’ai pas bien vu dans la pénombre. » Le souffle haletant, je prie saint Pierre. Une portière claque ! C’est Andrew qui arrive en courant et se glisse dans l’eau avec sa large épuisette. Pourvu que mon hameçon de 16 ne s’ouvre pas. La pression est forte et je suis bien décidé à ce que le poisson reste dans ce pool où il tourne. Après cinq minutes incertaines, il cède. Andrew fait le job à merveille, et c’est une fario de 70 cm qu’il me tend dans l’épuisette. Ce séjour s’annonce décidément trop court !
Infos pratiques
ANDREW RYAN
www.flyfishingireland.com
SOUTHERN REGIONAL FISHERIES BOARD
www.srfb.ie